Haïti, il faut être là,
il faut y aller.
C’est difficile de raconter
à quoi ressemble un lieu après 21 jours de voyage. Les impressions visuelles et
les coups de cœur sont quelque chose de complexe à mettre en paroles. Haïti c’est noir, fougueux,
passionnel, contradictoire. Ses gens sont accueillants et distants en même
temps. Sa nature précieuse et instable, sa ville bruyante et détruite.
Beaucoup de gens nous
disent qu’il faut faire gaffe, qu’il ne faut pas marcher toutes seules dans la
rue quand il fait noir, sans quelqu’un qui nous accompagnent. Ils nous préviennent
des kidnappings, bien à la mode depuis le séisme. Nos copains prennent soin de
nous, et c’est gentil. Mais quand on a réussi à échapper de ce « bodygardisme »
compréhensible et étouffant, on réalise que la dangerosité dont ils nous parlent,
n’est pas tout à fait réelle. On apprend à bouger dans la ville en Tap-Tap, en
bus collectif, on apprend à gérer les Gourdes (monnaie officielle) et sa
correspondance en dollars haïtiens, on apprend à se repérer dans le centre
ville, à BPC -Bas Peu de Chose- c’est le nom d’un quartier du centre, entre
Champ de Mars et La Fokal (le centre culturel où nous travaillons). C’est fou,
n’est pas?
Tout le monde dans la rue
nous demande si ça va bien, on nous dit qu’il faut faire attention avec les
égouts ouverts quand il fait noir, « mesdames,
parce qu’on ne peut pas les voir et on peut tomber dedans ». La nuit
est obscure comme la nuit obscure, il y a quelques lampadaires allumés, si on a
la chance d’avoir de l’électricité ce jour là. On ne sait pas si aujourd’hui,
en rentrant à la maison, il va y avoir de l’eau courante et de l’électricité.
On ne sait jamais, ça dépend de la puissance, du climat, de s’il y a eu
beaucoup de gens qui ont piqué l’électricité depuis les fournisseurs de la rue.
On ne sait jamais, et il ne faut jamais rien attendre.
On ne sait jamais si on
va trouver un Tap-Tap depuis Delmas 75,
un des axes principaux de Potoprèns ou si on va négocier l’arrivée à la
maison avec les taxi-motos qui attendent au coin. On ne sait rien.
On ne sait jamais si la
troupe de la Brigade d’Interventions Théâtrales Haïtienne (la BITH) avec qui
nous travaillons ici, va venir demain où pas. ON NE SAIT JAMAIS. Et tout cela est
bizarre, fatigant et merveilleux.
On partage avec beaucoup
de gens des discussions sur leur pays. Il y a plein coïncidences entre les avis
de chacun : Haïti vit une contradiction, Haïti veux mais na peut pas,
Haïti construit des idées, des rêves, des envies, mais n’arrive pas à les
réaliser. Un pays de révolutions
sanglantes, d’injustices sociales, de corruptions politiques, d’abus
internationaux. Un pays fier de son identité noire, mais qui ne croit pas au
collectif, qui ne travaille pas pour les autres. Un lieu de survivance et de
jalousie, où le TRAVAIL et le concept de CONSTRUCTION sont synonymes
d’esclavage, un mot ancré dans la mémoire et le sang de beaucoup de gens.
Alors, Haïti est littéraire,
plastique, (un monde d’idées en solitaire, un monde sensuel et cru) mais pas vraiment
théâtrale. Les gens ont du mal avec l’action, l’écoute, le travail en équipe.
Et avec le théâtre on récrée la vie, pour provoquer la réaction du public,
parce que le public haïtien s’engage, prend partie.
Or la vie dans la rue c’est
la vie véritable. Elle est bruyante, tout le monde « habite » la rue,
pour survivre et parce que les intérieurs sont des espaces pour les privilégiés.
Tout le monde n’a pas une maison, ou un local de marchandises. La « normalité »
à Haïti c’est cela : PAS TOUT LE MONDE.
Le choc culturel, c’est
notre impossibilité à comprendre une société qui a vécu des situations
inimaginables pour nous, européennes qui arrivons comme des touristes hallucinées,
qui observons une société (dés)organisée comme ça, qui ne comprennent pas
pourquoi Haïti est comme ça.
Il faut y aller, il faut
habiter là-bas pour comprendre quelque chose.
Il faut s’imprégner pour
parler.